Jean-Louis Harouel, Les droits de l’homme contre le peuple, Paris : décembre 2016, Desclée de Bouwer |
Recommandé dans l’une de ses chroniques par Eric Zemmour, ce petit livre de 141 pages est une entrée en matière sur la religion des droits de l’homme : concept qui fait son chemin depuis quelques années dans la bouche de ceux qui dénoncent l’utilisation des droits de l’homme en religion, sous la forme de principes immuables interprétés dans le sens qu’ils leur attribuent, par les juges, français et européens, mais aussi américains, israéliens et autres ; principes à l’origine de l’ordre de la morale individuelle mais introduits dans le haut de l’échelle de la hiérarchie des normes, c’est-à-dire au-dessus des autres normes, dans le droit français, européen, américain, israélien, etc, depuis les années 50 progressivement, avec un pic autour des années 80 et 90. Principes via lesquels les juges se sont octroyés un certain nombre de prérogatives et ont orienté le destin des sociétés libres et modernes, relançant le débat sur le « gouvernement des juges » et faisant peser un risque, non seulement sur la souveraineté populaire, le choix du peuple, mais aussi -de par les choix des juges-, sur l’identité des peuples.
Telle était plus ou moins la question posée par ce livre : montrer en quoi, et comment, les droits de l’homme devenus religion, via leur utilisation ou leur instrumentalisation, se retournaient contre le peuple, son territoire et surtout son identité. Venant d’un professeur émérite de droit (université Paris II Panthéon-Assas), auteur d’une vingtaine de livres, nous attendions une définition détaillée – sans doute meilleure que celle donnée plus haut – et une explication précise et pointue de la façon, ponctuée d’arguments et d’exemples nombreux, montrant en quoi la religion des droits de l’homme enferme le peuple – français ici mais aussi d’autres – dans une idéologie dangereuse, destructrice et au fond, foncièrement injuste.
Or le livre est décevant en ce qu’il n’apporte pas ces réponses, détails et arguments attendus justement de la part d’un expert du droit. Ces réponses existent pourtant et quiconque a quelques notions de droit et suit l’actualité quotidienne, peut les trouver. L’auteur, Jean-Louis Harouel, semble d’ailleurs avoir toutes ces réponses en tête, et les avoir bien comprises, car ce qu’il dit est généralement juste et pertinent, et c’est sans aucun doute le pourquoi de ce livre. Mais, curieusement, il ne donne pas ces réponses au lecteur, qui devra les deviner. On reste donc sur sa faim pendant presque tout le livre. Il faut par exemple attendre la page 116 (pourquoi si loin ?) pour lire, et c’est exact, que ce n’est pas une loi, mais « un arrêt du Conseil d’Etat qui constitue l’acte fondateur de la transformation de la France en une « colonie » de peuplement extra-européen », le 8 décembre 1978, en proclamant un « principe général du droit [donnant] aux étrangers résidant régulièrement en France le droit de mener une vie familiale normale », le célèbre regroupement familial. Mais c’est à peu près le seul grand exemple donné par l’auteur, et il l’explicite assez peu. Tous les éléments d’explication sont pourtant là lorsqu’il écrit page 117 : « Étrangement, les grands prêtres de la justice administrative ont voulu ignorer qu’une vie familiale normale était parfaitement possible dans le pays d’origine, et dans de bonnes conditions matérielles grâce au pécule amassé par le travailleur immigré pendant ses années françaises. » Harouel nous apprend d’ailleurs qu’une telle décision existe, dans l’affaire Gül c. Suisse, en 1996 (soit arrêtée 20 ans plus tard), où la Cour européenne des droits de l’homme estime la vie familiale normale possible par un retour au pays natal. La question eut mérité plus d’explications. Expliquer au lecteur qui n’est pas forcément juriste, que le Conseil d’Etat s’appuie sur un principe non écrit du droit, qu’il va piocher dans des textes internationaux qui n’avaient pas valeur de droit lors de leur adoption ou dans des principes démocratiques non écrits que le juge érige lui-même. Expliquer aussi au lecteur que la « mesure réaliste du gouvernement Barre » que l’arrêt du Conseil d’Etat vient annihiler, aurait néanmoins pu être remise sur la table par le vote d’une loi, primant sur un arrêt du Conseil d’Etat, mais qu’alors le Conseil constitutionnel aurait pu être saisi lui aussi et faire valoir le même « principe général du droit », ou bien encore que la Cour européenne des droits de l’homme aurait pu faire de même, et que donc, la souveraineté populaire de conserver son identité propre était soumise à la discrétion du juge, dont la marge d’interprétation est trop importante. Jean-Louis Harouel aurait pu ainsi détailler et donner en exemple nombre de décisions des juges européens ou de la Cour constitutionnelle, qui nuisent au peuple sur la base d’une interprétation somme toute contestable et relevant d’une idéologie, celle qu’il appelle la religion des droits de l’homme. Son texte aurait ainsi gagné à être – un comble pour un professeur de droit – plus juridique. C’est cela que nous attendions de ce petit essai : un pamphlet contre l’idéologie dominante parmi les juges du « mur des cons », parmi les juges de la cour européenne des droits de l’homme, qui dictent aux Etats leur politique, comme l’arrêt rendu récemment empêchant un Etat membre d’expulser un immigré illégal sur la base d’un simple délit. On eut attendu d’un fin connaisseur de l’actualité juridique qu’il verse 150 pages d’arrêts et décisions d’Europe ou des Etats-Unis, ou d’ailleurs en Occident, démontrant le parti pris idéologique des décisions de droit, et la façon dont un principe général et forcément abstrait est interprété dans un sens plutôt qu’un autre.
L’auteur nous dit tout cela, il le sait, mais ne le démontre pas. C’est dans sa conclusion seulement, page 139, qu’il cite l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation » comme susceptible de fournir un « point d’appui » « dans notre effort pour soulever la chape de plomb de la religion des droits ». Que ne l’eut-il fait plus tôt ! C'est en conclusion aussi uniquement qu’il cite Edmond Burke et Joseph de Maistre, les premiers penseurs qui critiquent « des droits instaurés une fois pour toutes dans tous les lieux et tous les temps en faveur d’un homme abstrait et interchangeable » (page 138), et qui estiment au contraire que « la commune appartenance à l’humanité se fait par le biais des groupes humaines particuliers que sont les peuples, les pays, les nations. » Il eut fallu là encore expliciter leur pensée plus tôt, et expliquer en quoi ils ont décelé une dérive possible.
Le livre pêche donc en traitant une question de droit sans la traiter juridiquement. C’est sur le plan idéologique et politique que se situe l’essai, de façon intéressante, mais nous semble-t-il incomplète. La première partie met les pieds dans le plat et évoque les droits de l’homme comme « outil de la conquête musulmane ». Ce que dit Harouel est généralement juste mais il est affirmatif plus que démonstratif, et de ce fait ne peut convaincre que celui qui est déjà convaincu et/ou qui connaît déjà les faits. La première partie consiste en quelques énoncés sur l’islam, qui ne sont pas faux dans l’ensemble, mais ne relèvent pas non plus d’une analyse de spécialiste. On n’y apprend rien sur l’islam qu’on ne savait déjà si on connaît un petit peu le sujet. Les troisièmes et quatrièmes parties, intitulées respectivement « Religion des droits de l’homme et dénaturation du droit » et « Les droits de l’homme au service d’une immigration colonisatrice » eurent pu répondre à nos attentes. Mais l’auteur pêche à nouveau par manque de détails. Si bien que la deuxième partie est finalement la plus intéressante du livre, et la plus précise. Intitulée « La religion séculière des droits de l’homme », elle développe en fait les racines gnostiques et millénaristes de la « religion de l’humanité » que lui attribue le professeur de droit. C’est ici sur le plan de l’histoire des idées qu’on en apprend le plus.
Mais il semble que Jean-Louis Harouel, bien qu’il ait largement compris le danger d’un islam conquérant et d’une religion des droits de l’homme avec qui « s’estompe l’idée de citoyenneté » remplacée par « une juxtaposition d’individus ne se définissant plus que par leur « droit à avoir des droits », comme il l’explique à nouveau dans la conclusion seulement, ici page 136, nous semble néanmoins passer à côté de la nature profonde de l’idéologie qui se cache derrière la religion des droits de l’homme. Il y voit pour beaucoup un héritage néo-gnostique et millénariste inversant les valeurs du christianisme, et son développement a du sens sur ce point, mais il ne pousse pas assez loin selon nous, philosophiquement parlant, dans l’étude d’une idéologie qui semble en vérité s’appuyer sur les libertés individuelles dans un contexte de protection de l’individu, de l’homme, sans distinction presque aucune avec le citoyen, contre l’Etat. Bien qu’il évoque le contexte idéologique des années 50 où les libertés individuelles cherchent à protéger l’individu contre un Etat potentiellement tyrannique, contexte dans lequel se met en place la religion des droits de l’homme, il ne pousse pas suffisamment loin dans l’analyse de ce qui n’est rien d’autre qu’une forme de « shoaïsme »*1, une idéologie de réaction face au nazisme, devenue incapable de penser sans la Shoah et qui réduit tout à la Shoah, s’estimant légataire de la protection de l’individu contre l’Etat (incapable de se rendre compte que l’Etat est au contraire devenu dans la plupart des cas un vide bureaucratique, rempli tout entier par un droit indéchiffrable, technocratisé, d’une lenteur nuisible, incapable de faire respecter son autorité), mêlée également à un relativisme culturel absolu qui prend forme sur le plan juridique par un altruisme extrême, qui fait de l’Autre – l’étranger, l’immigré, le différent, etc – le Bon par essence, et qui par ailleurs, dans une logique tocquevillienne d’égalité toujours plus poussée entre les individus, vient créer des droits nouveaux toujours plus nombreux au nom d’un droit à la différence, et à la reconnaissance de la différence (dont les revendications des lobbys qui s’affirment LGBT, sont les plus criants). Bref c’est un complexe philosophique qu’il est difficile de résumer en quelques lignes, et qui constitue l’ensemble des dérives des dites démocraties libérales d’aujourd’hui. L’auteur en fait, tient des propos souvent justes et pertinents, mais d’autres restent flous, incomplets, ou entrent en contradiction avec d’autres pratiques ou pensées, sans qu’il en démêle entièrement les relations et la complexité (comme lorsqu’il aborde l’idée du « mêmisme » par exemple), dans le cadre d’une réflexion, qui relève certes du challenge, mais qui mériterait d’être plus profonde. Il pêche ainsi philosophiquement en privilégiant la thèse d’explication historique dite « gnostico-millénariste », qui n’est pas inintéressante, et qui de fait, devient l’apport essentiel de l’essai, mais au détriment d’autres thèses insuffisamment développées.
Et il pêche enfin, nous semble-t-il, en matière de droit lorsqu’il en vient à proposer des solutions qui nous paraissent problématiques. Ce n’est pas tant le but visé qui pose problème, que la façon dont il le présente. Lorsqu’il évoque le modèle suisse de protection d’un certain nombre de valeurs, il a sans doute raison (même s’il ne cite pas explicitement le modèle de référendum, pourtant essentiel). Et même s’il y aurait encore d’autres modèles à évoquer et/ou discuter. Lorsqu’il écrit qu’ « Il faut abolir le droit au regroupement familial », il a également raison. Et il a encore raison lorsqu’il parle de « mettre fin au bradage de la nationalité française en abolissant son acquisition de droit par la naissance sur le territoire français – c’est-à-dire mettre fin au « droit du sol » (expression que là encore il n’utilise pas expressément, étonnamment). Il a en effet raison sur ces différentes propositions. Pour autant, elles ne sont pas nouvelles, et faisaient partie du programme du RPR en 1995. Programme qui n’a jamais été appliqué : il eut fallu expliquer pourquoi. Car la réponse est certes idéologie et politique, mais aussi juridique. Or les quelques mesures juridiques qu’il esquisse ne sont pas satisfaisantes. Un exemple : lorsqu’il parle de « discriminer pour bloquer les flux migratoires » (page 124), il fait l’erreur d’utiliser la sémantique de ceux qu’il dénonce. Car il ne s’agit pas d’une discrimination. L’auteur pourtant le sait, et l’a compris, puisqu’il cite aussitôt le politologue italien Norberto Bobbio qui explique que « la justice veut que les égaux soient traités de façon égale et les inégaux de façon inégale » (page 126), et renchérit sur la différence de statut entre le « citoyen et le non-citoyen ». Aussi, puisque différence de statut il y a, c’est une erreur de parler de « discrimination juste » comme le fait l’auteur, car ce n’est pas une discrimination. Autre exemple : sa sémantique est également mauvaise lorsqu’il parle de « soumettre l’islam à un régime dérogatoire » (p.127) car « l’islam n’est pas une religion au sens habituel du terme : c’est avant tout un code de règles de droit et de comportement qui prétend régir la totalité de la vie sociale » (page 137). Certes, mais l’islam n’est pas seul dans ce cas. Certes, mais le problème de l’islam est plus profond encore que cela. Certes, mais il ne s’agit pas de soumettre l’islam à « un régime dérogatoire », mais de fixer des principes de droit plus clairs et qui s’appuient sur un respect, par les religions, toutes les religions (et donc l’islam car c’est la première à ne pas le faire), d’un certain nombre de valeurs de laïcité, de liberté et de respect de l’identité du pays. (Afin de ne pas paraître trop implicite, nous ne pouvons que renvoyer au travail que nous avons accompli pour le Manifeste du Mouvement hébreu, dont les principes peuvent tout à fait être appliqués en France et ailleurs.) Et c’est au nom de ces valeurs qu’on peut alors « interdire les minarets, faire respecter la prohibition du voile intégral, décourager autant que possible le port du foulard islamique, faire cesser la tyrannie des interdits alimentaires et la pudibonderie du cloisonnement des sexes qui atteint son absurdité maximale dans le domaine des soins médicaux. [Ou encore] réformer le droit du travail pour permettre à un employeur, s’il le juge bon, d’interdire le port de toute forme de voile ou même de foulard à ses employées. » (page 130). Au nom de ces principes-là définis plus clairement et non au nom d’un « régime discriminatoire » qui ne le serait en fait pas.
On pourrait poursuivre encore longuement sur le nombre de propos de ce livre qui sont justes, sans qu’on en comprenne pourquoi ils ne sont pas appliqués, pourquoi certains ne veulent pas les appliquer, et comment ils pourraient l’être. En ne répondant pas aux attentes provoquées par le titre et les commentaires de ce livre, Jean-Louis Harouel semble faire figure d’un de plus à avoir raison tout en restant impuissant, faute de comprendre – ou d’expliquer en tout cas - que c’est une révolution idéologique, politique et juridique qui seule, pourra réussir à inverser les tendances.
*1 Sur ce terme voir les travaux publiés ici : http://mishauzan.over-blog.com/article-israel-et-les-intellectuels-fran-ais-de-1967-a-1982-50349357.html
Méïr Ronen - Francis-Info
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